En flânant dans les rues des cités japonaises, le promeneur occidental s’étonne souvent de l’accoutrement des jeunes Japonais. C’est pourtant dans ces lieux très fréquentés que se décident les grandes tendances. Quelques exemples parmi tant d’autres.
Le Japon a su s’approprier la mode occidentale pour recréer ses propres styles avant de l’influencer à son tour. Il y a d’abord eu les grands créateurs comme Issey Miyake ou Kenzo qui disaient s’inspirer de la tradition des kimonos (les imprimés, la silhouette…). Aujourd’hui c’est une version démocratisée de cette mode qui fascine. En 1999, la campagne publicitaire de Benetton fut centrée sur les jeunes de Harajuku. Les affiches furent réunies en un album intitulé Kokeshi. Dior a, pour sa part, lancé une gamme de maquillage directement inspirée des jeunes de Shibuya. Les couleurs ont été choisies pour s’harmoniser avec leurs cheveux décolorés.
En 2005, la chanteuse américaine Gwen Stefani, ex-leader du groupe No Doubt, affirme que les Harajuku girls sont ses muses et leurs dédie une chanson éponyme sur son dernier album. La mode des adolescents japonais est impressionnante parce qu’elle est dans la rue. Les habits de créateurs se portent avec des baskets et des fripes. Les magazines montrent en exemple les clichés de passants, et beaucoup de leurs mannequins sont de simples vendeuses ou des lycéennes.
En France, le look des adolescents peut être un moyen de clamer haut et fort son appartenance à une classe sociale et même à un quartier comme pour les NAPPY (Neuilly, Auteuil, PassY). Les T-shirt imprimés “pur produit de banlieue” se sont vendus avec succès. Cette distinction-là est beaucoup moins marquée au Japon. L’apparence est souvent caractéristique du quartier où l’on s’amuse, mais pas de sa position sur l’échelle sociale.
Une autre spécificité est le flou qui entoure la frontière entre féminin et masculin. Si le lancement d’une gamme pour homme par de grandes marques de cosmétiques a été très médiatisé, cela fait bien 10 ans que ce genre de produits existe au Japon, à commencer par les kits pour l’entretien des sourcils.
Le look ultra féminin des Gals [filles] de Shibuya (visage très maquillé, vêtements très sexy de couleur pastel) a été repris par les Center Guys (voir p. 15). Et une des icônes de la mode Gothic Lolita est un homme : le guitariste Mana. Ce dernier s’habillait façon poupée de porcelaine avec ses cheveux coiffés en anglaise, des chaussures à plate-formes, un jupon plein de dentelle, des faux cils et un rouge à lèvres noir.
Le rôle de l’habit, et le rapport à la mode sont radicalement différents dans les deux pays. En France, à en croire les magazines pour adolescentes qui lancent à leurs lectrices faîtes le craquer ! ou comment faire un max d’effet, la fille soigne son apparence pour séduire. Dans la rue, les gens s’observent. Les terrasses de cafés ne sont-ils pas des observatoires de passants ?
Au Japon, les regards ne se croisent pas. On ne fera jamais de commentaires à voix haute sur votre physique ou vos tenues. Dans ce contexte, susciter une réaction demande beaucoup d’efforts, ouvrant peut-être ainsi la voie à ces résultats spectaculaires dont nous vous proposons quelques exemples.
Il existe également un souci de contrôle de son physique quasi-perfectionniste. En matière de look, impossible n’est pas japonais. Se rapprocher de son idéal n’est qu’une question d’efforts. Travailler son apparence permet de contourner la réalité en se redéfinissant. C’est assez explicite chez les lolita (voir p. 14). Se déguiser en poupée de porcelaine, pour se projeter dans le monde des shôjo manga de notre enfance. Et le look de Shibuya, très féminin et très sexy est bien loin de l’image de la femme traditionnelle, discrète et modeste. Ces gals sont jeunes, belles et sexy, et veulent que tout Tokyo le sache.
En Occident, les hippies ou les punks exprimaient à travers leurs tenues une envie de se différencier et de choquer pour exprimer leurs contestations.
Si ceux des adolescents tokyoïtes sont tout aussi spectaculaires, il ne suit pas la même logique. D’ailleurs les débats politiques sont totalement absents des magazines qui s’adressent à eux.
Il existe plusieurs “tribus” (zoku, kei) reconnaissables à leurs accoutrements, associées à des quartiers. Dans chaque “tribu”, ce sont les mêmes marques, les mêmes magasins, les mêmes exemples à suivre, bref les mêmes références qui reviennent. Elles ont ainsi recréé leurs propres conformismes, à l’image de la société.
Ça ne les empêche pas d’exprimer leurs doutes sur le monde qui les entoure mais en dégageant une impressionnante force créative.
Iwami Erika
SUR LE NET fashioninjapan.com
Ce site anglophone créé par un Français et un Irlandais offre une vaste documentation sur la mode à Tokyo. L’incon-tournable street fashion est représentée à travers un nombre impressionnant de photos classées par quartiers, accessoires, tissus et imprimés. Tout ceci est récapitulé dans une explication détaillée de la silhouette de la saison. Le site comporte aussi une rubrique marketing analysant le marché de la mode au Japon. Il est même proposé un Tokyo fashion tour, soit une visite commentée des quartiers les plus branchés. Toutefois, l’accès à l’ensemble des données présentes sur ce site très fourni est soumis à péage. Pas moins de 800 dollars [613 euros] par an ou 99 dollars par mois sont exigés pour obtenir un sésame fort utile.
A LIRE Cawaii!
Ici kawaii s’écrit avec un C parce que selon l’éditeur c’est plus “mignon” ainsi. Les dernières tendances de Shibuya en matière de vêtements, mais aussi de maquillage, couleurs de cheveux et d’ongles y sont présentées. La rédaction invite les lectrices à passer à ses bureaux pour discuter, passer un moment et prendre quelques photos. En effet, Cawaii! n’emploie aucun mannequins professionnels mais de simples lectrices pour les photos. www.e-cawaii.net
Gothic & Lolita bible Hors-série du magazine Kera. Comme son nom l’indique, c’est La revue dédiée aux Gothic Lolita (voir infra). Un dessin de shôjo manga rétro, représentant leur idéal à atteindre orne la couverture. Le numéro comporte des patrons pour se faire ses propres tenues, des conseils déco pour avoir une digne chambre de lolita et un coin VPC parce que habiter loin de tout ne doit pas empêcher d’avoir les habits nécessaires à ce look.
Paradise Kiss, manga de Yazawa Ai, éd. Kana, 4 vol. parus.
LES LOLITAS C’est la nouvelle tendance au Japon. S’inspirant du film Lolita qui racontait l’histoire d’un homme d’âge mûr et de sa relation ambigue avec une jeune fille. Le film est devenu très populaire au Japon, donnant lieu à cette tendance vestimentaire qui s’inspire de l’image d’innonence “perverse” véhiculée par la jeune femme. Il existe trois variantes :
– Gothic : Le noir domine. On met une cape et une pélerine comme un vampire.
– Lolita : Ici c’est le rose et le blanc qui dominent. On utilise aussi beaucoup de dentelles.
– Gothuloli : C’est la tendance la plus récente dans l’Archipel. Le terme a été forgé à partir de “Gothique” et “Lolita”. La couleur noire et la dentelle sont beaucoup utilisées.
Ce sont principalement les adolescentes qui s’habillent en lolita. On en voit souvent dans les quartiers de Shibuya et de Shinjuku à Tokyo. Celles qui s’habillent comme ça pensent qu’elles sont très mignonnes. A vous de trancher !
Asaki Abumi
LA DANSEUSE Voilà la dernière mode que l’on rencontre dans les discothèques japonaises. Les filles qui aiment ce style sont souvent actives et elles ont du caractère. Attention à ne pas leur marcher sur les pieds.
Onodera Yuki
LE CENTER GUY Le “Center Guy” est un jeu de mots sur Sentagai, une rue passante de Shibuya à Tokyo, très en vogue parmi les étudiants, et Sentâ Gai, prononciation japonaise de l’expression anglaise Center Guy. Ils s’habillent comme des filles, passent beaucoup de temps dans le quartier de Shibuya.
Il est facile à reconnaître. Il teint ses cheveux en blanc, en blond ou en rose. Son visage est souvent bronzé (il passe pas mal de temps dans les salons de bronzage). Il met du rouge à lèvres blanc. Ses chemises sont souvent achetées chez Alaba Rosa et son pantalon est de couleur fluorescente.
Wakita Hiroko
LA POUPÉE Au cours des dernières années, les vêtements inspirées par ceux que portent la poupée Barbie sont très populaires parmi les étudiantes, en particulier à Kobe, Nagoya et Osaka. Les filles les portent lors de soirées avec des amis. C’est la chanteuse Hamasaki Ayumi qui s’habillait comme ça qui est sans doute à l’origine de ce mouvement de mode.
Tashiro Satoko
{BREAK}
RENCONTRE AVEC : MASATAKA NOBUO,
PROFESSEUR A L’UNIVERSITÉ DE KYOTO
Docteur
en philosophie et professeur à l’Institut de recherche sur les
primates, Masataka Nobuo réagit à l’évolution du comportement des
jeunes Japonais.
Au sein de la jeunesse
japonaise, on voit apparaître des styles liés à des espaces
géographiques différents. Quel sens peut-on donner à cette tendance ? M.
N. : Il ne vous a pas échappé que derrière cette diversité
vestimentaire on trouve un élément culturel qu’on pourrait qualifier de
créole. La mode venue de l’étranger s’est répandue en prenant le dessus
sur le goût japonais. Néanmoins il existe une tradition propre à chaque
territoire à partir de laquelle s’affirme une certaine mode
vestimentaire. C’est ce qui a donné les styles que l’on trouve à
Nagoya, Kobe ou encore dans les quartiers chics de Tokyo. Et tous se
différencient les uns des autres.
Dans un
de vos articles, vous expliquiez qu’il y avait un lien entre le fait de
porter des chaussettes tombantes et l’appauvrissement de la langue
japonaise. Pourriez-vous résumer votre pensée ? M. N. :
Traditionnellement les Japonais ne se sentent pas à l’aise s’ils ne se
déchaussent pas dans la maison. En revanche, ils accordent beaucoup
d’importance à leurs chaussures et à leurs chaussettes lorsqu’ils
sortent pour se rendre dans des espaces publics, cherchant ainsi à
s’imposer par rapport au monde extérieur. Le port des chaussettes
tombantes ou le fait de marcher en écrasant le talon des chaussures
marque à la fois la volonté “d’affirmer que l’on évolue toujours dans
un espace privé” quel que soit l’endroit où l’on se trouve et le refus
de se comporter comme il se doit dans les espaces publics. Par
ailleurs, la principale cause de l’appauvrissement de la langue
japonaise se situe dans la limitation de l’usage que l’on fait de la
langue. On ne se contente de recourir qu’à un seul niveau de langage,
c’est-à-dire celui qu’on réserve au cercle privé. Il est donc rare que
l’on cherche à faire comprendre son message à l’autre.
Peut-on
dire que les changements apportés par les jeunes dans leur façon de
s’habiller ou de se colorer les cheveux ont une signification sociale ? M.
N. : Je ne pense pas que cela se limite aux seuls jeunes. Néanmoins les
transformations que vous observez au sein de la jeunesse japonaise
peuvent s’expliquer par l’accroissement considérable de l’information
venue de l’étranger. Depuis toujours, les Japonais sont sensibles à la
culture étrangère et sont enclins à l’accepter. De plus, la façon dont
l’individu se montre est différente de celle qu’on a l’habitude de
rencontrer en Occident. On forge “son moi” à partir de l’image que
l’autre a de moi. On bâtit son moi sans aucune réserve en fonction de
ce que l’on donne à voir aux autres, en cherchant à ne pas se couper de
son environnement. On forge sa façon d’être en fonction de ce dernier.
On n’a pas de goût qui nous est propre, mais le goût est celui de
l’autre. On a trop facilement tendance à s’accorder aux autres. Si, en
regardant la télévision ou en feuilletant des magazines, on pense que
le style des Occidentaux et leurs cheveux blonds rendent bien, il n’y
aura donc aucune résistance psychologique à franchir le pas et à se
teindre les cheveux.
Acheter des vêtements,
des accessoires ou des chaussures exige de l’argent. Avec la crise
économique des années 90, il n’est plus aussi facile d’avoir de
l’argent. Qu’en pensez-vous ? M. N. : Le principal
problème de l’économie japonaise ne réside pas dans la diminution de la
richesse individuelle. Elle est là, mais elle ne circule pas sur le
marché. Dans une société où l’avenir est incertain, il n’est pas aisé
de créer une demande en dépit des richesses existantes. Reste que le
plus étonnant pour un étranger, c’est de voir que les parents japonais
ne répugnent pas à dépenser énormément pour leurs enfants. Ces derniers
profitent sans rechigner de “ces parents gâteau”. Finalement, ce sont
les enfants qui sont les plus “riches”.
Comment les Japonais réagissent à ces transformations ? M.
N.: Ils ne manquent pas d’être déconcertés. C’est pourquoi certains se
souviennent avec nostalgie de la bulle financière des années 1980 et
caressent l’espoir de pouvoir connaître à nouveau la vie facile qui la
caractérisait.
Propos recueillis par Claude Leblanc