La littérature policière est souvent un bon moyen d’explorer une société. La parution de quatre romans policiers offre l’occasion de découvrir un autre visage du Japon.
S’agit-il d’une coïncidence ou d’un plan concerté ? Toujours est-il que les faits relatés dans cet article sont troublants et demandent à être scrupuleusement examinés afin d’en déterminer la portée. En effet, l’observateur attentif du monde de l’édition française aura relevé la parution à quelques jours d’intervalles de plusieurs romans policiers ayant pour toile de fond sinon le Japon, du moins sa capitale Tokyo. Les Presses de la Cité, Belfond, Fleuve noir et Les Editions de l’Officine sortent quasi simultanément quatre polars dans lesquels leurs auteurs respectifs explorent le pays du Soleil-levant et se livrent à une quête identitaire dans un pays qu’ils connaissent parfaitement bien.
C’est d’ailleurs un des points communs des quatre écrivains. A la différence de quelques-uns de leurs glorieux prédécesseurs qui se contentaient de quelques coupures de presse ou d’un court séjour dans le pays, Mo Hayder, Gert Anhalt, Barry Eisler et Alexis Brane possèdent tous une connaissance intime du Japon. L’Anglaise Mo Hayder voulait devenir geisha lorsqu’elle a acheté un aller simple pour le Japon où, à défaut de réaliser son rêve, elle a vécu dans les bars de la capitale japonaise, exerçant les métiers de serveuse, garde du corps ou encore hôtesse dans un club. L’Américain Barry Eisler, attiré par les arts martiaux, a séjourné plusieurs années dans l’Archipel de même que le journaliste allemand, Gert Anhalt (voir l’entretien p. 15) et le jeune Français, Alexis Brane, qui se dit “touché et impressionné” par Tokyo.
Parmi les détails intéressants de cette affaire de parution simultanée de polars consacrés au Japon, il y a la diversité des origines des auteurs. Pendant longtemps, ce sont les Américains qui ont dominé et pas toujours avec les meilleurs résultats. Qu’on se souvienne de Soleil levant [éd. Robert Laffont, 1993] de Michael Crichton, lequel entretenait les clichés et donnait du Japon et des Japonais une image souvent dégradante. C’est vrai qu’à l’époque il était de bon ton de “taper sur le Japon” (Japan bashing). L’économie japonaise faisait peur et les entreprises nippones “achetaient le monde”, mettant ainsi en question la puissance occidentale. Depuis, les choses ont changé et une nouvelle génération d’écrivains s’intéresse au Japon différemment. Autre point commun entre les auteurs de Tokyo, Tokyo blues, Les Morts n’aiment pas les sushis, leur âge : la quarantaine à peine. Seul Alexis Brane et ses 24 ans font bande à part, mais confirment que la jeune génération née avec le boom du manga a une vision moins caricaturale du Japon.
Tous ces auteurs ont compris la nécessité de proposer un autre regard sur le pays du Soleil-levant, moins passionné et surtout moins lié aux circonstances du moment. Il s’agit pour eux de pénétrer davantage dans la société japonaise et d’offrir une vision plus intime du Japon sans chercher à en fabriquer une. Quand on demande à Barry Eisler pourquoi ses personnages sortent très peu de Tokyo ou d’Osaka, l’auteur de Tokyo blues répond qu’il “a vécu dans ces deux villes” et qu’il “ne connaît pas assez bien la province japonaise pour en parler”. Bien sûr, l’objectif de tous ces écrivains n’est pas de faire un ouvrage sociologique sur le Japon, mais bien de plonger les lecteurs dans une intrigue policière bien ficelée qui les tiendra en haleine de la première à la dernière page. Rassurez-vous les quatre polars en question ne vous décevront pas sur ce plan et vous donneront votre dose de frissons et d’émotions.
Mais pour revenir à notre affaire, il convient d’ajouter que deux des romans présentés ont un autre trait commun : la guerre. Dans Les Morts n’aiment pas les sushis, Gert Anhalt rappelle aux lecteurs que l’armée japonaise a mené des expériences sur des cobayes humains en Mandchourie tandis que Mo Hayder, dans Tokyo, revient sur l’épisode tragique de la prise de Nankin en 1937 au cours de laquelle des milliers de personnes ont trouvé la mort. Dans les deux intrigues, cette référence historique est au cœur du propos et motive les actions des différents personnages. En abordant ce sujet sensible, les deux auteurs ont pris des risques. Mo Hayder explique d’ailleurs que son roman ne sera pas traduit en japonais à la différence de ses précédentes œuvres. Au Japon, on ne plaisante pas avec un sujet aussi grave. Barry Eisler et Alexis Brane ont, quant à eux, une approche plus classique, se focalisant essentiellement sur le monde interlope plus connu mais toujours fascinant.
Il y en a donc pour tous les goûts. Et après enquête, on en conclut que les éditeurs ont bien eu raison de donner leur chance à ces quatre romans qui se distinguent les uns des autres par le style de chacun de leur auteur. A la puissance de l’écriture de Mo Hayder répond l’humour d’un Gert Anhalt et face au formidable talent de conteur de Barry Eisler, Alexis Brane apporte la fraîcheur du style. Il ne vous reste plus qu’à vous précipiter chez votre libraire et à dégainer vos portefeuilles pour acquérir ces romans avec lesquels vous passerez forcément un excellent moment.
Claude Leblanc
Tokyo la malfamée et ses personnages peu recommandables
Extrait de Sanctuary, vol. 4, de Fumimura Shô, éd. Kabuto, 2004
Repères
Gert Anhalt Les Morts n’aiment pas les sushis, éd. Fleuve noir, 16€
Hamada Kenji, le seul détective digne de ce nom au Japon, se voit confier la mission de convoyer dix millions de dollars en Allemagne. Cette somme doit servir à payer une rançon. Un travail en apparence peu compliqué mais qui se transforme vite en cauchemar quand il se retrouve confronté à l’histoire peu glorieuse de son pays et à ceux qui préfèrent qu’on la taise.
Alexis Brane La Quête japonaise, Editions de l’Officine, 7,50€
Alex, un jeune étudiant parisien, mal dans sa peau et désireux de fuir son univers cloisonné, part au Japon pour tenter de retrouver sa mère. Sa recherche l’entraînera dans un Tokyo tentaculaire, inquiétant au milieu de personnages douteux et dangereux.
Barry Eisler Tokyo blues,
éd. Belfond, 20,50€
John Rain, tueur à gages, doit faire face à des politiciens véreux, des yakuzas, des membres de la CIA qui n’ont qu’un objectif : le faire disparaître. Mi-Américain, mi-Japonais, cet amateur de jazz nous entraîne au cœur de Tokyo et d’Osaka à la rencontre de personnages peu recommandables.
Mo Hayder Tokyo, éd. Presses de la Cité, 19,80€
Obsédée par un passé tumultueux, Grey a quitté son Angleterre natale pour retrouver un film inédit relatant l’inva-sion de la Chine par les troupes japonaises en 1937. Il s’agirait du seul témoignage des atrocités commises par les soldats nippons à Nankin. Sa quête lui fera croiser la route d’hommes peu enclins à lui faciliter la tâche. Un polar puissant et passionnant.
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RENCONTRE AVEC : GERT ANHALT, JOURNALISTE ET AUTEUR DE ROMANS POLICIERS
Correspondant
au Japon de la chaîne de télévision allemande ZDF, Gert Anhalt vit
depuis plusieurs années au Japon. Il publie ces jours-ci Les Morts
n’aiment pas les sushis [éd. Fleuve noir]. Dans son roman, il rapporte
les aventures d’un détective japonais, Hamada Kenji, qui doit affronter
des hommes cruels pour qui la Seconde guerre mondiale n’est pas tout à
fait terminée. Sensible à la culture et à l’histoire du Japon, le
journaliste propose un regard sur la société contemporaine nippone et
sur les fantômes du passé qui la hante encore. Il nous explique les
raisons qui l’ont amené à choisir l’intrigue policière pour parler du
Japon.
Depuis combien de temps, vivez-vous au Japon ? G. A. : J’ai pris la direction du bureau de la ZDF au Japon en 2000.
Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la culture japonaise ? G.
A. : Honnêtement, je ne sais pas ce qui a éveillé mon intérêt pour le
Japon. Je pense que c’est sans doute lié à une lubie d’adolescent qui
cherchait à se rapprocher d’une culture lointaine. Quand j’étais
enfant, j’aimais bien regarder des images venues du Japon, fantasmant
sur ce qui m’apparaissait être une vie exotique. J’ai ensuite décidé de
faire des études de japonais dans ma ville natale de Marburg, puis à
Tokyo. Je suis sorti diplômé en 1988 avec une thèse sur l’histoire
d’Okinawa dans l’après-guerre. A la fin de mes études, j’ai entamé ma
carrière de journaliste. Celle-ci m’a mené en Turquie, au Koweit ou
encore en Afghanistan avant de prendre la tête du bureau de Pékin entre
1993 et 1998.
Dans Les Morts n’aiment pas
les sushis, vous avez choisi de vous concentrer sur la période de la
Seconde guerre mondiale, en particulier sur la période de l’occupation
de la Chine par les troupes japonaises. Qu’est-ce qui vous a décidé à
faire ce choix ? Etait-ce plus facile pour vous de créer une connexion
entre le Japon et l’Allemagne du fait de leur passé militariste commun ? G.
A. : Ayant travaillé en Chine pendant 5 ans avant de m’installer au
Japon, j’ai été frappé par les approches très différentes que ces deux
pays pouvaient avoir de cette période. En Chine, rien n’est oublié ni
pardonné. Chaque écolier connaît la fameuse Unité 731 [implantée en
Mandchourie, elle est responsable de nombreuses atrocités]. En
revanche, au Japon, il n’y a jamais vraiment eu de débat sur la
question de la responsabilité du pays à l’égard de la guerre. Dans ma
fiction, j’ai essayé de m’inspirer de cet état de fait. Bien sûr,
l’Axe créé pendant la Seconde guerre mondiale entre le Japon et
l’Allemagne (ainsi que l’Italie) est un lien historique qui unit les
deux pays, de façon d’ailleurs pas très glorieuse. Les historiens
reconnaissent néanmoins que cette alliance n’était qu’une union de
circonstance entre deux Etats militaristes qui avaient chacun leur
objectif. Mais il existe de nombreux autres points d’attache entre les
deux pays sur le plan culturel, économique et même personnel comme le
prouvent mes personnages Hamada et sa petite amie Susanne. Ce n’était
donc pas compliqué de trouver une base de départ commune.
Selon
vous, y a-t-il encore un syndrome de la guerre au Japon ? A l’image de
Takahana, dans votre livre, qui n’assume pas son passé et refuse de
reconnaître ce qu’il a fait, pensez-vous qu’il existe encore de
nombreux Japonais se comportant de la sorte ? G. A. : .
Quand les Etats-Unis ont occupé le Japon entre 1945 et 1952, leur
politique a été d’en faire un allié solide et stable dans leur
stratégie de rempart face au communisme. Dès lors, le débat portant sur
ce qui s’était passé pendant la guerre et sur les responsabilités a été
empêché ou tout du moins activement découragé. En conséquence, des
générations de Japonais ont grandi sans avoir la chance de réfléchir à
ce qui s’était passé pendant cette période. C’est pourquoi ils ont des
difficultés à comprendre ce que peuvent ressentir les Chinois ou les
Coréens. Les médias, les politiciens et les manuels scolaires évitent
soigneusement le débat et parfois même osent affirmer qu’il n’y a
jamais eu d’exactions commises. En tant qu’Allemand, vous vous doutez
bien que j’aurais été fâché si l’on m’avait empêché d’avoir accès au
passé de mon pays. Les générations nées après la guerre ont, selon moi,
le droit et même le devoir d’étudier le passé et de tirer les leçons
des erreurs ou même des crimes du passé afin de se construire et de
bâtir un monde meilleur.
Dans votre
ouvrage, vous montrez plusieurs facettes de la société japonaise :
manga, organisation hiérarchique dans les entreprises, les rapports
homme-femme, etc. Etait-ce votre objectif de dresser un portrait de la
société nippone à l’intention de vos lecteurs ? G. A. :
. Le métier de journaliste au Japon est très exigeant et parfois même
frustrant. Le Japon est un pays radicalement différent de ce que nous
vivons en Europe. Même si, en surface, vous avez l’impression d’être
dans un pays “occidentalisé”, l’essence de la société japonaise n’a pas
changé y compris dans ses côtés obscurs. La liste est longue de mes
échecs dans mes tentatives d’expliquer le Japon au public occidental.
C’est pourquoi j’ai voulu dans ce roman placer des situations
quotidiennes dans l’espoir de favoriser une meilleure compréhension du
Japon et surtout de combattre les nombreux stéréotypes que les
Occidentaux ont à l’égard du pays du Soleil-levant.
Votre
personnage principal, Hamada Kenji, se montre très critique à l’égard
de la société japonaise. Cela reflète-t-il votre opinion à l’égard du
Japon d’aujourd’hui ? G. A. : . Hamada explore sur un
mode sarcastique et humoristique quelques-uns des aspects de la société
actuelle tout en s’attachant à régler l’affaire qui l’occupe. Bien sûr,
il exprime certaines critiques et se moque des travers de ses
contemporains. Mais il ne le fait jamais avec mépris. Il ne l’aurait
d’ailleurs jamais fait car je ne lui aurais d’ailleurs pas permis.
J’aime le Japon. J’y ai passé les meilleures années de ma vie.
J’apprécie la cuisine japonaise, la langue et l’humour dont les
Japonais font preuve et leur capacité à se moquer d’eux-mêmes.
Votre roman sera-t-il traduit en japonais ? G.
A. : . Avant tout, je suis très heureux qu’il paraisse en français. Et
j’espère que le second volet des aventures de Hamada pourra être lu en
France. Pour ce qui est du Japon, je ne sais pas s’il existe une réelle
demande pour un personnage japonais créé par un écrivain occidental.
Mais je serais curieux de voir l’impression qu’il pourrait laisser sur
les lecteurs nippons.