Nihon ha takai ne” (Ce n’est pas donné au Japon). Certes, mais l’affirmation est de moins en moins vraie. Déflation oblige, mais encore ? Je fais l’expérience d’un Japon pas cher, dans mon quartier de Naka-Itabashi à Tokyo. Une partie du Japon pas cher est ancienne, dans cette enclave du nord-est d’Ikebukuro, une autre est symptomatique des changements bénéfiques que l’on doit à la crise : une chaîne de magasins a surgi, où tout est à 100 yens (enfin, la proximité de l’Asie est tangible) et où l’on trouve un nombre infini de choses indispensables – accessoires de bureau, de salles de bain, de cuisine, de jardinage… Naka-Itabashi fait penser à ce qu’a pu être Tokyo ; c’est shitamachi (littéralement la ville basse, c’est-à-dire le quartier populaire), un quartier où les produits sont entassés dans de petites boutiques qui se succèdent, répandent sur la rue leurs cartons pleins de marchandises au rabais, et se répartissent habilement les consommateurs (untel vend du poisson et des plats préparés, au poisson ; l’autre des produits à emporter, sans poisson, etc.). Les fruits et légumes sont deux fois moins chers qu’ailleurs : trois grappes de raisins, 150 yens ; cinq poires japonaises (nashi), 200 yens. Un marchand m’a demandé, hier, si j’aimais le riz japonais, la veille, si j’aimais le shôyu (sauce de soja). On ne m’avait plus posé ces questions depuis mon premier voyage, en 1990, quand à Kyoto, une maman japonaise nous avait montrées, ma mère et moi, à sa petite fille : “Gaijin desu yo” (Tu vois, ce sont des étrangères !). Une vieille femme qui attendait son tour m’a recommandé ce qu’elle préférait, puis elle m’a dit : “nihongo ha muzukashii desu ne” (le japonais, ce n’est pas facile). C’est le Japon d’autrefois (mukashi) qui reparaît sous mes yeux. Même le “ohashi wa jôzu desu ne” (vous êtes à l’aise avec les baguettes) que je croyais disparu à jamais, resurgit dans le restaurant de nouilles. Réactions amu-santes de certains commerçants : la marchande de pré-parations pour le riz (curry, assaison-nements mabodôfu, etc.), de boîtes de conserves, de pâtes fraîches, etc. me félicite de “cuisiner” : les jeunes Japonaises ne cuisinent plus. La vendeuse de tapis qui n’a pas de bombes pour détacher les moquettes me suggère de plier la mienne dans ma baignoire et de la travailler avec mes pieds, à l’antique (elle fait les gestes). La pharmacienne ne veut pas me vendre de complément alimentaire : c’est de l’argent fichu en l’air, il suffit de se faire des papillotes de saumon (je ne peux pas croire qu’il n’y ait rien eu dans le magasin : j’ai vu des gélules de requin des fonds marins). Je suis les conseils de la pharmacienne et j’entame un régime de bonnes choses (karada ni ii). La marchande de légumes est surprise que j’achète du nattô (soja fermenté), elle déteste ça. J’ai été flattée qu’une commerçante m’appelle onêsan (appellation affectueuse pour les jeunes femmes) l’autre jour ; évidemment, je le serai moins le jour où on m’appellera obâchan (grand-mère). Evocations : les yatai, vendeurs de patates douces grillées, marchands de paniers qui passent en chantant ; l’air du soir qui tombe, à l’attention des enfants, celui des boutiques qui ferment, enchantent les rues. Les annonces au haut-parleur en période électorale et les messages publicitaires diffusés sur les baffles municipaux. Les corbeaux de Tokyo ; les trois points cardinaux de l’environnement japonais : Jisshin (séisme), tsunami, taifû (typhon). Guibourg Delamotte |