Kamagasaki est le quartier des journaliers d’Ôsaka, celui de « l’amour et de la pitié », selon l’appellation de la circonscription, Ai-rin. Dix à vingt mille d’entre eux y vivent en quête d’ouvrage, blessés par certains, secourus par d’autres. La vie d’un SDF a ses meilleurs moments. La main tendue d’une chanteuse de Enka réconforte, solidaire, douce : un kimono dans leurs vies désertées par des épouses trop éprouvées. La patronne d’un bar où on fait du karaoke, la bouche édentée, est attentive et généreuse. On gratte un air de guitare qui célèbre la liberté, on évoque le souvenir de belles filles. Au Nouvel An, on partage de la pâte de riz, le mochi. Pour les fêtes, les yakuza peuvent avoir leur mot à dire, et sans formalités. Le matsuri annuel du syndicat des journaliers a dû s’adapter à leurs exigences après une empoignade : la présence policière qu’il attirait nuisait aux affaires. Depuis, les festivités commencent l’après-midi et le matin est réservé au bakuchi, un jeu de dés dont les recettes vont à la pègre. C’est le règne des maigres consolations. Une journée d’hospitalisation est gratuite et on a un bon repas. Si on n’a pas perdu toute existence civique, on ne sera pas enterré dans la fosse commune. Ce sont des récits de chutes fatales ou de déclins progressifs dont on préfère sourire : «je tourne en rond sans jamais repasser par la case départ», dit cet homme qui a étudié la littérature anglaise à l’université ; «je sais qu’on ne vit que pour mourir». Pourtant, parfois, on se fâche. Les réseaux associatifs ou syndicaux organisent une cérémonie quand un SDF est mort, battu par de jeunes imbéciles (en Europe, on parlerait de skins ; au Japon, les jeux vidéos sont mis en cause). Ils entretiennent la mémoire de la première émeute, voilà 40 ans, et d’une autre grande manifestation en 1990. La première fois, le commissariat avait été pris d’assaut : un policier avait refusé d’entendre le témoin d’actes de violence dont un sans-abri était mort. Deux mille émeutiers s’étaient regroupés. Au bout de quelques jours, les yakuza étaient venus saccager les magasins des environs pour donner aux forces de sécurité prétexte à intervenir. A l’inverse, en 1990, les émeutes ont commencé quand le bruit a couru que les yakuza du coin avaient été avertis d’une descente de police dans leurs «établis-sements». Police et yakuza entretiennent d’inavouables relations, ce n’est un secret pour personne. Les yakuza sont une force semi-institutionnelle, ménagée, utile. Ainsi, l’allocation chômage est versée quand 12 jours dans le mois ont été travaillés. Les yakusas ont leur guichet à proximité du centre de distribution des allocations où on peut acheter de faux certificats de travail pour une somme modique. Mais il faut en même temps contracter un prêt, plus important, si bien qu’un chômeur ne conserve de son allocation de 8000 yens que 5000 yens. La police le sait bien, mais ce système est commode. Kamagasaki est devenu le quartier de recrutement de journaliers dans les années 1950 avec la Guerre de Corée, au moment où l’effort de guerre américain demandait beaucoup de bras. On pouvait se faire un bon pécule en Corée, en emballant les corps des jeunes soldats morts, avant de les renvoyer dans leur patrie. L’exposition universelle d’Ôsaka en 1970 a renforcé le caractère de Kamagasaki : le chantier, considérable, a demandé une forte quantité de main d’œuvre. Or, non seulement la crise économique a restreint la demande, mais le travail a changé de nature et le recrutement de journaliers ne se fait plus de la même manière. Dans les années 1970, un employeur venait dans le quartier, de bonne heure, embaucher sa main d’œuvre. Aujourd’hui, il a le numéro de portable de quelques ouvriers qu’il appelle en cas de besoin. Kamagasaki perd sa raison d’être et ses habitants vieillissants errent entre cartons et feux de joie. Brice Pedroletti, qui vit au Japon depuis de nombreuses années et qui collabore au Monde et au Film Français, signe un documentaire sensible, fin, sans artifice, sans naïveté. Guibourg Delamotte |
A voir « Knocking on Heaven’s Door – Kamagasaki » documentaire de Brice Pedroletti, Maison de la Culture du Japon, samedi 21 décembre, 14h. |