Les fondations de la société japonaise sont ébranlées, alors que se construisent ses nouveaux piliers, sans dire encore leur nom. Non seulement les entreprises ne sont plus en mesure de garantir l’emploi à vie, mais les jeunes ne le souhaitent plus et préfèrent papillonner en intérim. L’objectif que l’élite avait fixé au pays après la guerre, de rattrapage de l’Occident (pour la deuxième fois de son histoire) est largement atteint. Tout progrès supplémentaire du niveau du PIB par habitant n’apporterait qu’une satisfaction marginale réduite : le jeu n’en vaut plus la chandelle. Le jeu maintenant doit être léger et distrayant. Le modèle est en crise : on attend l’acte qui dissipera la confusion ; on est parvenu au moment décisif de la maladie. E. Dourille-Feer retrace les causes complexes de cette crise dans sa dimension économique pour montrer qu’un nouvel égalitarisme prend forme, à l’heure où le mythe de l’égalité sociale est mis à mal. Elle émet l’hypothèse qu’un capitalisme plus hédoniste voie le jour, basé sur un rythme de croissance réduit et compatible avec les aspirations des nouvelles générations, comme avec le vieillissement de la population. Mais par-delà l’économie, ce sont les socles idéologiques donnés à la société japonaise dans la seconde moitié du 19ème qui sont questionnés, comme le montre K.Yatabe. Pour susciter un sentiment d’appartenance à une nation cohérente (face à l’étranger), l’accent a été mis d’une part, sur la lutte contre les disparités sociales, d’autre part, sur la création d’une culture commune, d’une «nipponité». Le culturalisme vint compenser les lacunes d’une démocratie récente (et d’un projet national tourné vers l’efficacité économique). Il autorisa «la diffusion généralisée d’une civilité, en attendant l’incorporation par tous du civisme». La politesse, formalisée, permettait à chacun de voir dans l’autre un semblable. La moyenne fut sacrée norme et, pour apporter à chacun une reconnaissance sociale, l’établissement (entre autres, l’entreprise, ce nouveau repère) fut valorisé davantage que le rôle ou la fonction. Mais les diverses composantes du Japanese dream (notamment la famille nucléaire articulée autour du couple) perdent de leur attrait, alors que les relations entre individus se posent en des termes nouveaux et qu’émerge un «Japon pluriel». Cette soif de changement à la base ne peut plus être ignorée par la sphère politique. Le «système de 1955» (gojyûgonen taisei) faisait prévaloir la faction sur le parti, et les réseaux de clientèle sur le corps électoral. En outre, les partis d’opposition avaient obtenu du PLD (le parti majoritaire de manière presque continue depuis la fin de la Guerre) un commode partage du pouvoir ou de ses fruits, et le «triangle d’airain», collusion entre bureaucratie, patronat et pouvoir, assurait une mobilisation de l’élite dirigeante en vue d’un objectif commun, de croissance. Ce système accordait aux élus en place une suprématie presque insurmontable : 60% des élus PLD au début des années 1990 étaient des candidats sortants ou les fils d’hommes politiques. Le premier ministre, nommé par la Diète, était choisi de manière à satisfaire toutes les composantes du PLD. Or, sous la pression des médias, ces relais de l’opinion, le PLD est contraint d’accorder davantage d’importance à la popularité du chef de l’exécutif. La timide réforme du mode de scrutin (en 1994) permet l’ébauche d’un système bipartisan, tandis que les bastions clientélistes sont atteints par les évolutions démographiques. Dans le domaine politique, abordé par J.-M. Bouissou, comme dans le domaine économique ou social, la spécificité japonaise s’atténue donc progressivement. M.Yatabe estime qu’un individu d’un type nouveau apparaît, apte à «exist[er] de façon positive par sa capacité à élaborer des stratégies personnelles». Un processus, décomposé par ces trois chercheurs, est en passe d’aboutir : celui de la normalisation de la démocratie japonaise. Si à terme un «nouveau modèle» japonais parvient à se développer, le Japon sera aussi mieux à même de se faire entendre sur la scène internationale. Guibourg DELAMOTTE |
Japon – Le renouveau ? ; Evelyne Dourille-Feer (dir.), Jean-Marie Bouissou, Kazuhiko Yatabe ; les études de La documentation française, 2002 |
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