Par ce guide sans indication d’hôtels, de restaurants, ou d’horaires de bus, c’est un voyage que l’on entreprend. Un transfert mental s’opère : on se déplace par la pensée, mais aussi dans la pensée. Et c’est bien sa manière de penser qu’il faut changer pour saisir la réalité japonaise. La modernité du Japon induit en erreur : elle semble familière. Or, ce ne sont pas les paysages qui dépaysent au Japon, mais les subtiles différences qu’on y pressent. Ce sont ces différences que Philippe Pons, correspondant du Monde à Tokyo, et Pierre-François Souyri, historien et directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo, s’attachent à dénicher derrière chaque fragment de la société japonaise. Les préjugés sont patiemment démontés, les paradoxes apparents, élucidés ; le faux est démêlé du vrai : l’individu est-il vraiment escamoté au profit du groupe, la femme japonaise, soumise, l’homme japonais, tout dévoué à son entreprise ? L’essence du Japon émerge et les intuitions sont formalisées, ces intuitions qu’on a du Japon lorsqu’on parvient à y aller en oubliant ce que l’on est. Le Japon est dépouillé des fantasmes que lui ont successivement accolé les Occidentaux – l’engouement japoniste du XIXe (le Japon «bibelot») ayant fait place au «péril jaune» des années 1920-1930, le «miracle» de la haute croissance, au Japanbashing des années 1980, puis au pessimisme alimenté par la crise économique. Les auteurs relèvent que les Japonais ont eu leur part de responsabilité dans cette succession de «chimères». Leurs interrogations sur leur propre identité ont suscité en Occident des malentendus: la relecture des traditions par Meiji n’a pas été discernée ; le Nihonjinron dans les années 1970 et le «groupisme» de la sociologue Nakane Chie ont achevé de brouiller les repères. Ainsi, contrairement à une idée reçue, ce n’est qu’en 1945 que les femmes japonaises sont devenues des «ménagères à plein temps» (selon Ochiai Emiko). Les Amélie Nothomb ne contribuent pas à «démystifier» le Japon. L’emploi à vie (d’ailleurs récent – cette pratique date des années 1920 – et partiel – puisqu’il était réservé aux employés des grandes entreprises, ces «privilégiés») disparaît peu à peu. Le port du kimono décline (les ventes ont chuté de 60% depuis 1990). Pourtant, la spécificité japonaise reste intacte : les Japonais goûtent toujours les délices des onsen (ces bains publics qui tiennent des bains thermaux sans relever de la santé, mais du plaisir) multiplient les matsuri en été (les festivals, qui s’accompagnent généralement de feux d’artifice), fréquentent les temples, deviennent rêveurs en entendant le son du vent dans les bambous…. Pour citer P.Pons et P.-F. Souyri, la tradition est «moins à rechercher dans ce qui résiste à la modernité, dans des coutumes ou des formes qui bravent le temps, que dans de petits faits de la vie ordinaire : une mémoire en acte». C’est cette «mémoire en acte» que ce précieux ouvrage permet de saisir par petites touches, au travers l’éblouissante modernité japonaise. On s’aperçoit dès lors que cette modernité est loin d’être «occidentale». La modernité japonaise a un parcours qui lui est propre : «[elle] est le fruit d’une histoire cumulée plus que d’une simple occidentalisation». Le Japon, comme jadis, innove ; il est aujourd’hui partie prenante de la modernité et sa culture nous imprègne à son tour. Guibourg DELAMOTTE |
LE JAPON DES JAPONAIS |