Fabrice Arduini, programmateur cinéma de la MCJ, décrit la mission de l’institution ainsi : «Montrer ce qu’on ne peut pas voir ailleurs ; des inédits, de préférence de grands réalisateurs, méconnus ou oubliés, pour les faire découvrir au public français». Une définition qui sied parfaitement à Uchida Tomu, qu’on avait «croisé» au Festival de La Rochelle et dans la rétrospective du Centre Pompidou de 1997, Année du Japon en France, mais que les salles ne montrent guère.
Uchida est un contemporain des illustres réalisateurs de la grande époque du cinéma japonais : Kinugasa Teisuke, Mizoguchi Kenji, Ozu Yasujirô et Naruse Mikio, qui ont fait leurs débuts les uns à la Nikkatsu, les autres à la Shôchiku. Il est leur contemporain, et leur pair. C’est entre 1922 et 1930 que ces grands noms, dont il est, tournent leurs premiers films.
Avant la guerre, Uchida est un grand cinéaste du muet ; il forme une petite bande d’avant-garde avec ses deux amis Inagaki Hiroshi et Yamanaka Sadao, pacifistes de gauche, comme lui. Quand la guerre survient, Itagaki décide de se faire discret ; il pourra continuer à filmer. Yamanaka, lui, s’aliène les militaires dès 1935 avec Humanité et ballons de papier : on le fait incorporer comme fantassin et il meurt dès les premiers combats.
Uchida, soucieux d’éviter un traitement identique, préfère passer du côté de Mao, en n’utilisant pour arme contre ses compatriotes que sa caméra. Il demeure en Mandchourie pendant toute la durée de la guerre. «Uchida ne s’est jamais épanché sur ce séjour en Chine, mais il y a sans doute connu une vie tumultueuse qui transparaît souvent dans les aventures de ses personnages», estime Fabrice Arduini. Quand la censure communiste devient trop pesante, il regagne son pays et y fait un come-back spectaculaire. Fabrice Arduini évoque cette période avec enthousiasme : «Il entre alors à la Tôei nouvellement créée où il produira surtout des jidaigeki [films historiques] tournés en scope dans des décors somptueux (Le Col du grand Bouddha, Meurtre à Yoshiwara, le spectaculaire Miyamoto Musashi [du nom du héros de l’oeuvre de Yoshikawa Eiji] en cinq parties – tous les cinéastes japonais rêvent un jour de faire un «Miyamoto Musashi». Celui d’Uchida est le plus ambitieux et le meilleur…), qui sont restés parmi les plus grands du second âge d’or du cinéma japonais [les années 1950, par référence au premier, des années 1920]. On peut regretter qu’ils aient été ignorés par les festivals internationaux alors qu’ils ont obtenu de nombreux prix au Japon ».
De fait, la notoriété d’Uchida, immense dans son pays, n’est pas sortie de ses frontières. «Son absence des festivals internationaux reste une énigme», constate Fabrice Arduini. «Les récompenses remportées par Kurosawa, par Mizoguchi et Itagaki aux festivals de Venise et de Cannes dans les années 1950 ont sans doute conduit les producteurs de la Tôei à penser que les jidaigeki d’Uchida s’exporteraient mal».
Or, ses films sont des tableaux époustouflants de réalisme et de beauté. Pas un soupçon de décalage culturel, pas une once non plus de décalage «temporel». Est-ce ce souci de représenter les choses telles qu’elles étaient ? Cette manière de filmer, dynamique, inventive ? Est-ce le jeu des acteurs, si naturel – un paradoxe compte tenu du fait qu’ils étaient souvent issus du théâtre ? Kataoka Chiezo et Nakamura Kinnosuke sont «d’immenses acteurs qui mériteraient bien une rétrospective», note intérieurement Fabrice Arduini.
Qu’il s’agisse d’un jidai geki ou d’un gendai mono (un portrait social contemporain) on est de plein pied dans l’histoire, à l’aise dans l’époque. On est reconnaissant à Uchida de s’être attardé sur ces scènes qui faisaient la vie japonaise – cette enfant qui exécute une danse dans Chiyari Fuji (Le Mont Fuji et la lance ensanglantée, 1955) ; d’avoir senti la fragilité de certains gestes avant qu’ils ne disparaissent – ces policiers qui se font un thé dans Kiga Kaikyô (Le Détroit de la faim, 1964). Ses films regorgent de menus et de grands plaisirs.
Guibourg DELAMOTTE
Le Détroit de la faim (1964) d’Uchida Tomu