On mesure, à la lecture de ce recueil d’impressions de voyage, le fossé qui séparait, à la fin du 19e siècle, le Japon du reste du monde. Patrick Beillevaire a réuni dans cet ouvrage les textes de diplomates, de juristes, médecins, journalistes, amateurs d’art ou aventuriers qui se sont rendus au Japon entre 1858, date du premier traité franco-japonais, et 1908, au lendemain de la guerre russo-japonaise. Le Japon sortait en 1858 de deux siècles de fermeture (sakoku). Le premier édit anti-chrétien est adopté en 1609. Dans les années 1830, les Occidentaux commencent à faire pression sur le Japon ; le premier traité est signé en 1854 avec les Etats-Unis. Les étrangers qui pénètrent au Japon dans les premiers temps de son ouverture s’étonnent de tout ce qui se présente à eux : l’“indécence” des habitants qui prennent leurs bains exposés aux regards de tous, étonne les Français (et heurte les Anglais) ; l’habitat, en particulier le caractère inexistant des meubles, suscite de nombreux commentaires. La société japonaise avec ses nombreux personnages inconnus en France – le masseur aveugle, le charpentier chargé d’éteindre les incendies aussi bien que de construire des maisons, le chef de village ou Mura no kocho – et la condition qu’elle réserve aux femmes, intéresse vivement. De fait, les femmes sont, à la fin de 19e siècle (et jusqu’à l’affirmation par la Constitution de 1946 de l’égalité des sexes et la réforme du Code civil en 1947) entièrement soumises aux hommes – à leur père, puis à leur mari. George Bruley de Varannes, de la Société des missions étrangères de Paris, rapporte qu’il était fréquent qu’on loue des femmes lors de funérailles pour les faire passer pour autant d’épouses du défunt : le nombre de ses épouses étant proportionnel à sa fortune, on entendait ainsi rehausser son statut. Le décalage est également très sensible dans les arts où les esthétiques japonaise et occidentale sont en opposition absolue. Le comte Raymond de Dalmas, membre de la Société de géographie, remarque ainsi que les efforts de l’artiste japonais tendent à produire un dessin en deux ou trois coups de pinceau sans revenir sur les traits effectués et que le peintre ne trace pas les contours de son dessin avant de le réaliser. Ces aventuriers des premiers temps, puis ces premiers touristes, évoquent également les réactions des Japonais aux changements qu’ils traversent. Ils relèvent la faculté d’assimilation et de reproduction parfaite dont ils font preuve pour déplorer parfois leur manque d’imagination et d’esprit d’initiative, un préjugé que l’on retrouve aujourd’hui. L’occidentalisation du Japon offre de curieux contrastes. Pierre Loti décrit les danseuses du Rokumeikan, cette salle de bal créée à l’initiative du Ministre des affaires étrangères Inoue Kaoru pour permettre l’européanisation des élites locales. Il raille ces jeunes Japonaises habillées comme de jeunes provinciales de Carpentras et mal à l’aise dans leurs corsets. Le juriste Henry Dumolard et l’historien Henri Turot constatent l’un et l’autre le déclin du prestige impérial et pressentent les changements sociologiques qui en découleront. Les propos d’André Bellessort sur l’éducation permettent de mesurer l’opposition radicale des deux systèmes qui se sont rencontrés à la fin du 19e siècle au Japon : l’ensei-gnement traditionnel prétend que le peuple japonais descend des Dieux, tandis que les programmes européens apprennent aux jeunes élèves que l’homme descend du singe. Les observations effectuées par ces premiers témoins occidentaux de la civilisation japonaise laissent entrevoir un peuple heureux de son sort, qu’ils opposent au peuple français qui avait “pris son histoire en mains” près d’un siècle plus tôt. Comme le souligne Raymond de Dalmas, il n’existait au Japon aucune cause déterminante à une révolution, “les Japonais n’ayant pas de désirs, pas d’aspirations”. Les changements engendrés sont donc superficiels : “Au régime disparu, survit et survivra longtemps encore la société qu’il avait constituée”. Les Révolutions ont en fait rarement l’effet escompté. Il n’en demeure pas moins qu’on trouve dans ces textes les racines du Japon qui s’offre aujourd’hui à nos regards, parfois aussi surpris que ceux de nos prédécesseurs. Guibourg Delamotte |
Le Voyage au Japon, |