Il y a deux ans, les Japonais s’étaient amusés en voyant leur Premier ministre de l’époque, Obuchi Keizô, attablé devant un bol d’épinards. Le chef du gouvernement tentait alors de rassurer les consommateurs nippons qui avaient brusquement cessé d’acheter des légumes frais en provenance de Tokorozawa, non loin de Tokyo, parce qu’on les suspectait de contenir de la dioxine. La psychose, qui avait pour origine un reportage télévisé, était suffisamment inquiétante pour que les autorités lancent un vaste programme destiné à donner aux Japonais l’assurance que les produits agricoles japonais étaient irréprochables. D’ailleurs à peu près à la même période, les producteurs de viande bovine de l’Archipel avaient entamé une campagne d’information, rappelant que le bœuf nippon était une denrée de qualité au moment où l’Europe n’en finissait plus de découvrir de nouveaux cas de vache folle. Sur ce plan-là, le pays du Soleil levant semblait donc épargné et les responsables de la filière bovine pouvaient s’enorgueillir de posséder un cheptel sain.
La situation a radicalement évolué en l’espace d’un peu plus de 18 mois puisque le premier cas de vache folle a été recensé au Japon dans une exploitation de Chiba à l’est de la capitale. Cette découverte, la première du genre en Asie, a fait l’effet d’une bombe dans un pays très sensibilisé aux questions liées à la sécurité alimentaire. Il est bon de rappeler que l’Archipel a vécu des drames humains comme celui de Minamata à la suite d’une intoxication au mercure contenu dans les poissons contaminés eux-mêmes par les rejets d’une usine chimique. Le premier cas de vache folle ne risque certes pas d’avoir les mêmes conséquences tragiques sur la population, mais il pourrait bien mettre les pouvoirs publics dans l’embarras.
Au cours des dernières années, la capacité du gouvernement à réagir à des situations de crise a souvent été remise en cause. Que ce soit la gestion du séisme de Kobe en janvier 1995 ou celle des attentats au gaz sarin dans les couloirs du métro de Tokyo en mars de la même année, les autorités avaient fait preuve de fébrilité et de faiblesse, ne sachant pas comment affronter ces différents événements. Aussi ont-elles préféré éviter une nouvelle déconvenue en prenant l’initiative de tester le bétail après les avertissements de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) des risques de contamination liés aux aliments donnés aux animaux. La mise en place de ces tests a donc permis de mettre en lumière le premier cas japonais d’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB), c’est une étape encourageante mais qui ne règle pas pour autant toutes les questions que peut se poser l’opinion publique. Tout d’abord, le Japon a beaucoup tardé avant de s’inquiéter de l’ESB. Ce n’est qu’en 1996 que le gouvernement japonais a interdit l’importation de viande et de produits bovins en provenance du Royaume-Uni alors que la plupart des pays européens avaient pris une mesure similaire six ans plus tôt. Dès lors, le pays du Soleil levant ne pouvait pas prétendre être totale-ment à l’abri de la maladie de la vache folle.
Le bon point récolté avec la mise en place du test a vite été perdu quand il s’est agi d’expliquer les raisons de cette situation inédite. Une nouvelle fois, l’administration japonaise est retombée dans son mutisme et son incapacité à communiquer. Le Premier ministre Koizumi s’en est d’ailleurs ému, estimant que l’enquête “avait été bâclée” et que l’absence d’information était préjudiciable aux consommateurs. Malgré une nouvelle démons-tration de ministres et d’officiels dévorant un bon steak, histoire de rétablir la confiance, les Japonais attendent davantage. Ils ne peuvent pas se satisfaire de paroles rassurantes, ils ont besoin d’informations précises et claires sur la maladie elle-même. En France, la filière bovine a payé un lourd tribut pour les mêmes raisons. Alors que le chef du gouvernement entend mener une véritable révolution dans le fonctionnement du pays, le premier cas d’ESB montre déjà les limites de son influence sur une bureaucratie habituée à enfoncer le clou qui dépasse plutôt qu’à l’ôter. Toutefois, les tensions internationales permettent au gouvernement de respirer un peu même s’il ne s’agit que d’un répit.
Claude Leblanc