“En la première moitié du XIIe siècle, à Kyôto, les traditionnels propos sur le caractère éphémère de l’existence, émaillant par convention les conversations, commençaient à prendre une acuité dérangeante, et chacun sentait que l’omnipotence des Fujiwara ne durerait pas éternellement”. C’est de manière extrêmement vivante que Danielle Elisseeff, historienne réputée et auteur d’une douzaine d’ouvrages sur la Chine et le Japon, dénoue sous nos yeux les fils de l’histoire du Japon. Le Japon éprouve un sentiment ambivalent à l’égard de l’étranger, une attirance circonspecte, voire méfiante. Le discours sur l’identité japonaise, le nihonjinron, né au XIXe quand le Japon se heurte au mode de pensée occidental, a entretenu le mythe d’une unité sociale et ethnique du Japon, mythe que les découvertes archéologiques récentes démentent. Il semble aujourd’hui probable que les premiers Japonais aient été coréens, une éventualité que refusent ou qu’ignorent fréquemment les habitants de l’archipel. Pourtant, l’idée d’un pays homogène et replié sur ses îles est erronée. Dès ses origines, le Japon désire apprendre de l’étranger. La construction de son identité culturelle et religieuse, le développement de sa structure politique, administrative et sociale ont été très influencés par le modèle que lui offrait la Chine, avant qu’il n’ouvre sa côte Pacifique à l’Europe et aux Etats-Unis. La Chine a constitué pour le Japon une source d’enrichissement culturel considérable : il lui doit son écriture ; l’architecture de ses premières villes (en 685, l’empereur Tenmu a tracé le plan de sa capitale, Nara, suivant le modèle chinois) ; son « éveil » aux lettres (dans le Man’yôshu, première anthologie de poésie japonaise rédigée vers 760, l’influence des classiques chinois est encore perceptible). Il lui doit sa structure politique, administrative et sociale : en 604, la Constitution en 17 articles a transposé au Japon les principes confucéens chinois, puis les grandes réformes de l’ère Taika, en 645, ont établi une administration à la chinoise ; le Japon a emprunté à la Chine le système des codes, le ritsuryô (le premier grand code, le code de l’ère Taihô de 701, qui organisait le protocole et la hiérarchie des fonctions, restera en vigueur jusqu’en 1889) et le Nihon shoki, histoire dynastique à la chinoise, fondement de la légitimité de l’empereur, a été rédigé entre 712 et 720. Tout au long de son histoire, le Japon est dépendant de la Chine économiquement. Les sapèques, la monnaie chinoise, ont cours dans l’archipel dès 1261. Toutefois, c’est à la Corée, plus précisément au roi du Paekche, que le Japon doit la découverte du bouddhisme (538). De tels apports auraient dû créer entre ces pays des liens affectifs extrêmement forts. Pourtant, les relations des Japonais avec leurs voisins ont toujours été ambiguës, avant même les tragiques épisodes du XXe siècle : Toyotomi Hideyoshi a tenté de conquérir la Corée à deux reprises, en 1592 et en 1597, avant que le Japon ne l’annexe en 1910. Dans les premiers temps de “l’internationalisation” du Japon, les kikajin, ces émigrés venus au VIe siècle de Corée avec tout le savoir continental, furent mal reçus et dénigrés par les habitants du Japon. Danielle Elisseeff retrace par ailleurs les étapes de la naissance de la nation et de l’Etat japonais, depuis l’apparition des termes “empereur” et “Japon”, en 592, à l’institution du shintoïsme comme religion d’Etat en 1870. Elle évoque les étapes de l’unification du pays (achevée au XIXe) et de l’apparition d’une conscience nationale, le Yamato damashii (au VIIe), apparition concomitante de l’établissement de relations diplomatiques avec les pays proches (les premières ambassades japonaises sont envoyées en Chine en 600 puis en 607). La quête identitaire du Japon se manifeste de manière emblématique dans les changements de capitales : Asuka en 585, Fujiwarakyô en 694, Heijôkyô (Nara) en 710, Yamashiro (Nagaoka) en 784, Heian (Kyôto) en 794, Edo (Tôkyô) en 1600. Les plus importantes ayant été Nara, que la cour a quitté pour échapper aux moines devenus trop puissants, et Heian. Edo présentait pour Tokugawa Ieyasu, le nouveau shogun, le double avantage d’être proche de Kamakura, la capitale shogunale du 12ème siècle, et éloignée de la ville impériale. En 1868, Kyôto sembla trop enclavée, tandis qu’Edo était ouverte sur le Pacifique. Avec ce choix, le Japon optait définitivement pour une ouverture sur le monde. Très pédagogue dans son approche (elle a recours à des fiches chronologiques et thématiques), Danielle Elisseeff développe avec concision les hauts-faits de l’histoire japonaise, brosse les biographies de ses grands personnages, et évoque l’évolution des arts. Mais elle parvient à aller au-delà. En synthétisant les points de vue des historiens de nationalités et d’époques différentes, elle élève le débat et esquisse les défis du Japon contemporain, notamment en ce qui concerne la place des femmes japonaises dans la société et l’amélioration de ses relations avec ses voisins asiatiques. Guibourg Delamotte |
Histoire du Japon, Entre Chine et Pacifique, Danielle Elisseeff, Editions du Rocher, 2001 18,50 euros
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