La guerre a profondément marqué toute une génération au Japon, brisant des familles et bouleversant la vie de millions d’individus. Dans Le Cerf-volant fou, Umezaki Haruo se penche sur le souvenir de cette période et amène les deux protagonistes de son roman à se la remémorer. Cela fait une dizaine d’années que le pays est sorti vaincu de la guerre. Deux amis évoquent le passé, notamment Jôsuke, frère jumeau d’un des deux hommes, décédé dans des conditions mystérieuses en 1942 alors qu’il devait être rapatrié dans l’Archipel. Au fil des conversations et des informations qu’ils rassemblent, ils parviennent à mieux comprendre le comportement de ce frère disparu sur qui la guerre et ses atrocités ont laissé des traces indélébiles. Mort empoisonné sans que l’on sache si c’était par accident ou volontairement, Jôsuke hante les deux amis, en particulier Eisuke, son frère jumeau, devenu professeur d’université à la santé fragile. Le destin tragique de Jôsuke suit en quelque sorte celui du Japon. C’est en 1942, après la défaite décisive de Midway, que le cours de la guerre bascule en faveur des Etats-Unis. C’est la mort programmée de l’empire militariste. Jôsuke disparaît cette année-là comme un signe avant-coureur de l’échec à venir des ambitions japonaises incarnées dans le roman par l’oncle Kôtarô. Figure omniprésente au début du livre, il en impose à tout le monde. C’est un peu l’empereur du Japon avant la guerre. Peu à peu, l’homme se voûte et décline. A la fin du roman, il est devenu un vieillard faible qui ne fait plus peur à l’image de l’empereur devenu simple “symbole” de l’Etat. Il est d’ailleurs amusant de noter que l’oncle Kôtarô demande dans les dernières pages du roman à aller se recueillir non pas sur la tombe de la famille, mais sur celle de l’empereur Taishô (père de Hirohito le va-t-en-guerre) comme s’il voulait se faire pardonner ses errements passés. Ce magnifique récit traduit avec brio par Jacques Lalloz offre un bel exemple de la littérature de l’immédiat après-guerre. On y retrouve ce besoin de cultiver le souvenir de tous ceux qui ont disparu pendant cette tragédie, de comprendre leur itinéraire afin de mieux se projeter dans l’avenir. Umezaki porte un regard objectif sur une période qu’il a lui-même vécue en tant que soldat. Un roman fort et captivant à ne pas rater.
Claude Leblanc
Le Cerf-volant fou (kurui tako)
de Umezaki Haruo, trad. de Jacques Lalloz, éd. du Rocher, 18,50euros