L’ouverture du Japon au milieu du XIXe siècle s’est accompagnée de nombreux bouleversements, notamment sur le plan culturel. Sans pour autant renoncer à leur propre production dans le domaine de la culture, les Japonais ont exploré avec passion de nouvelles voies. Le théâtre n’a pas échappé à ce phénomène avec l’apparition au début du XXe siècle du Shingeki [nouveau théâtre] sous l’impulsion de la Bungei Kyôkai [association littéraire] de Tsubouchi Shôyô à l’université de Waseda et du Jiyû Gekijô [théâtre libre] d’Osanai Kaoru à l’université de Keiô à Tokyo. Désireux tous les deux de renouveler le théâtre japonais, les deux hommes s’opposaient sur la façon de procéder, mais ils ont été déterminants dans la modernisation du théâtre nippon, ouvrant la voie à de nouvelles troupes et à une génération de nouveaux auteurs comme Murayama Tomoyoshi ou Kishida Kunio qui vont respectivement donner une dimension politique et littéraire à leurs pièces. La montée du militarisme puis la guerre seront fatales au Shingeki. A la fin du conflit, il revient en odeur de sainteté et connaît une nouvelle jeunesse grâce à des auteurs comme Kinoshita Junji, Mishima Yukio ou Abe Kôbô. Chacun d’entre eux a tenté de donner une approche japonaise à un théâtre d’inspiration occidentale. Kinoshita a ainsi pris ses distances avec le réalisme souvent très présent dans les pièces de l’époque pour développer un théâtre plus poétique et symbolique. D’ailleurs certaines de ses œuvres ont été adaptées pour le théâtre traditionnel Nô et Kabuki. Mishima avec son Nô moderne a aussi mis l’accent sur une dimension plus esthétique du nouveau théâtre, ouvrant des pistes à une génération de jeunes auteurs bien décidés à aller encore plus loin. A ce titre, les années 1960 constituent une décennie extraordinaire pour le Japon. Non seulement sur le plan économique l’Archipel rattrape son retard sur l’Occident, mais sur le plan des idées, c’est une époque riche en débats et en nouveautés. Si la culture de masse connaît un développement extraordinaire notamment grâce à l’omniprésence de la télévision dans les foyers et à la bonne santé de la presse dite populaire, une culture d’avant-garde bourgeonne et fait parler d’elle. Au théâtre, c’est Kara Jûrô qui tient la vedette avec son Jôkyô Gekijô [Théâtre situationniste] qu’il a fondé en 1962. Lorsqu’il s’installe en 1967 dans les jardins du temple Hanazono à Tokyo sous des tentes rouges (akatento) pour présenter ses spectacles, il montre ainsi son désir d’intégrer son art à la vie quotidienne. Comme la plupart des jeunes artistes de l’époque, il a été marqué par les événements de 1960 liés au renouvellement du Traité de sécurité nippo-américain. De cette expérience de mobilisation populaire, il a gardé l’idée de mettre le théâtre à la portée de tous. C’est ainsi qu’il met surtout l’accent sur la performance physique des acteurs pour intéresser le public. En tant qu’auteur, ses pièces sont souvent composées de dialogues sans queue ni tête, d’onomatopées et d’allusions inattendues sur divers sujets. Il symbolise la volonté de toute une génération d’artistes qui cherchaient à s’exprimer en dehors des cadres officiels. Et même si le Théâtre situationniste disparaît en 1988, Kara Jûrô poursuit son travail avec sa troupe Karagumi. Il y a aussi Terayama Shûji et sa troupe Tenjô Sajiki qui veulent rapprocher le théâtre du peuple. Au cours des dernières décennies, le théâtre contemporain a donc connu un fort développement dans l’Archipel. De nombreuses compagnies se sont créées et bénéficient dans certains cas du soutien financier d’entreprises qui n’hésitent pas à promouvoir des spectacles de grande qualité. L’existence d’un réseau important de salles dans tout l’Archipel permet aux troupes de pouvoir s’exprimer sans trop de difficultés devant un public qui ne rechigne pas à se rendre dans les théâtres pour découvrir des adaptations de pièces occidentales mais surtout pour apprécier le travail des dramaturges japonais talentueux comme Inoue Hisashi ou Hirata Oriza qui parviennent bon an mal an à se faire connaître au-delà des frontières du pays. Après le cinéma, le théâtre pourrait bien devenir un produit d’exportation culturel. Les pièces de Hirata sont désormais montées en Asie et en France.
Claude Leblanc
affiche : Romance est la prochaine pièce d’Inoue Hisashi qui sera jouée au Setagaya Public Theatre, à Tokyo, à partir du 3 août 2007. Pour en savoir plus : www.komatsuza.co.jp Dans les kiosks
Le théâtre bénéficie d’un très bon suivi de la part des médias japonais qui ne manquent aucune occasion pour parler des dernières créations ou des succès rencontrés par telle ou telle compagnie. Outre cette présence régulière dans les journaux ou à la télévision, le théâtre dispose également de plusieurs titres spécialisés grâce auxquels les amateurs avertis ou non peuvent rester informés de l’actualité théâtrale. Parmi les publications les plus intéressantes figurent Engeki Bukku et Shiatâ Gaido (Theater Guide). La première accorde une large place aux interviews avec les acteurs et les metteurs en scène. La seconde d’un format plus petit met davantage l’accent sur l’aspect pratique, s’assurant de ne pas oublier de signaler le programme de tous les théâtres y compris les plus petits.
Spécial LE THÉÂTRE CONTEMPORAIN SE PORTE BIEN, MERCI
Entretien :
HIRATA ORIZA, DRAMATURGE
Vous avez développé votre propre écriture théâtrale. Pourriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ? H.
O. : J’ai commencé à écrire des pièces à l’âge de 20 ans, mais il a fallu attendre cinq années avant qu’elles ne soient vraiment jouées. Quand elles ont été montées pour la première fois, je me suis demandé pourquoi les acteurs n’étaient pas capables de les interpréter comme il le fallait. Je me suis alors rendu compte que cela ne relevait pas de la responsabilité des acteurs, mais que mon style était éloigné de la langue orale japonaise. J’ai fait un travail d’analyse par rapport à cette langue orale et ce que je propose aujourd’hui — la façon de jouer et le style — est le résultat de cette démarche.Plusieurs de vos pièces ont été jouées en France. Comment êtes-vous parvenu à “exporter” votre théâtre ? H.
O. : Je bénéficie d’une grande reconnaissance en tant que dramaturge au Japon et il m’arrive de mettre en scène ma propre troupe. En France, on m’a immédiatement reconnu en tant que dramaturge. Voilà pourquoi, cela
a été plutôt aisé de monter mes pièces et de produire ma troupe sur les
scènes françaises. C’est évidemment très satisfaisant pour un auteur
comme moi de bénéficier de ces conditions. Comment vos pièces ont-elles été reçues par le public français ? H.
O. : Très bien. Je le dois notamment au travail des traducteurs. Dans
d’autres pays occidentaux, elles n’ont pas reçu le même accueil car
elles n’ont pas bénéficié d’une traduction aussi bien réussie qu’en
France. Par ailleurs, le public français manifeste un a priori
favorable à l’égard de ce qui est japonais. Le cinéma n’est pas
étranger à cette situation et cela explique le succès de mes pièces sur
le territoire français.Vous avez écrit Chants d’adieu pour un public avant tout français. Comment cela s’est-il passé ? H.
O. : Avant même de penser à ce qu’elle soit jouée en français,
l’écriture d’une pièce pour le public français a soulevé de nombreux
doutes chez moi. Je me suis d’abord demandé comment il fallait que je
l’écrive. J’avais notamment des difficultés à me figurer la manière
dont les Français parlent et quels sujets ils pouvaient aborder. Dès
lors, le succès de Chants d’adieu m’a procuré plus de soulagement que
de joie.
Le théâtre contemporain a longtemps été négligé au Japon. Qu’en est-il actuellement ? H.
O. : Depuis les années 1960, on ne peut pas dire qu’il soit encore
négligé même si je pense que le théâtre n’a pas le statut qu’il mérite
dans notre société. Cependant, l’apparition du théâtre dans
l’enseignement scolaire ces dernières années est de nature à
bouleverser cet état des choses. Cela prendra du temps, mais je ne suis
plus pessimiste. Car nous sommes au stade où l’on forme les spectateurs
de demain.
Pourriez-vous nous donner votre sentiment à l’égard de la scène théâtrale actuelle au Japon. H.
O. : Comme vous le savez, le Japon est une île, ce qui signifie que le
marché a ses limites. Le monde du théâtre est donc plutôt tourné vers
l’intérieur. On n’écrit guère de pièces qui ont une dimension mondiale.
Pourtant, il existe au Japon d’excellents acteurs, metteurs en scène et
dramaturges. Grâce aux talents individuels, je pense que nous sommes en
mesure de rivaliser avec les Occidentaux, mais nous avons de nombreux
points faibles comme l’absence d’un système d’éducation digne de ce
nom, une relative faiblesse dans le domaine de la production et surtout
un cruel manque de perspectives. Reste que le théâtre japonais peut se
développer grâce au travail de coproductions internationales qui est
mené depuis quelques années.
Propos recueillis par Claude Leblanc
Pratique : AU THÉÂTRE CHEZ SOI
Profiter
de l’actualité théâtrale japonaise tout en restant à la maison, c’est
désormais possible grâce au site Engeki Kûkan (Espace Théâtre) qui
offre plusieurs formules aux internautes selon leur degré d’intérêt
pour ce qui se passe sur les planches. Ceux, qui souhaitent seulement
se tenir au courant des nouveautés et des programmes des différents
théâtres, peuvent consulter gratuitement les dernières nouvelles grâce
auxquelles ils pourront décider de se rendre ou non dans les centaines
de salles réparties dans tout le pays. Ceux, qui voudraient bien
découvrir le travail de certaines troupes, mais qui n’ont pas la
possibilité de voyager faute de temps ou de moyens, ont désormais à
leur disposition un outil génial. Pour la modique somme de 525 yens
[environ 3 euros] par mois, les inconditionnels du théâtre peuvent
visionner plus d’une centaine de pièces en version originale non
sous-titrée qui montrent à quel point le théâtre japonais contemporain
est riche et varié, notamment grâce à la présence de jeunes troupes et
de comédiens pleins de talent. Le site <www.340481.com>
(jeu de mots à partir de la prononciation des chiffres miyoshibai
“allons au théâtre”) constitue donc un lieu inévitable pour les
amoureux des planches. C. L.