- Pendant les cinquantes années qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, le Japon a vécu à l’abri des conflits internationaux grâce à la protection que lui assuraient de fait les Etats-Unis. Ces derniers bénéficiaient d’un soutien sans faille de la part du gouvernement japonais dans leur lutte contre le communisme en Asie. Pourtant, Washington semblait bien décidé, en 1945, d’en finir avec le pays qui avait osé s’en prendre à la marine américaine à Pearl Harbour. Les plans avaient été bien établis et il n’était pas question d’en déroger. Pourtant, quelques mois après la capitulation japonaise, le 15 août 1945, la donne a changé. “Les tendances expansionnistes inhérentes [de l’URSS] doivent en tout temps être fermement endiguées par une pression adverse capable de rendre évidente que toute tentative de briser cet endiguement ne pourrait se faire qu’au détriment des intérêts soviétiques”, expliquait le diplomate George Kennan dans le “long télégramme” adressé, le 22 février 1946, à son administration que l’on considère aujourd’hui comme le texte fondateur de la politique américaine d’après-guerre. Dans ces conditions, le démantèlement du Japon n’avait plus lieu d’être. Il était indispensable de trouver un allié en Asie à un moment où la Chine, candidat préféré des Etats-Unis, semblait basculer dans le camp adverse, c’est-à-dire le communisme, “ce liquide susceptible de se répandre partout où il n’est pas endigué”.
Les autorités d’occupation avaient demandé au gouvernement japonais de travailler à la rédaction d’une nouvelle Constitution. Mais les responsables nippons chargés de cette besogne ne semblaient pas disposés à mener un travail en profondeur, susceptible de répondre aux attentes des Etats-Unis, pays vainqueur et soucieux d’imposer au Japon une nouvelle règle du jeu. Pour l’historien John W. Dower, cette incapacité japonaise, voire cette mauvaise volonté, révélait “les limites de la compréhension que les élites japonaises pouvaient avoir des Etats-Unis avant 1946”. Dans ces conditions, on ne pouvait pas s’attendre à un résultat satisfaisant. Le quotidien Mainichi Shimbun publia d’ailleurs, le 1er février 1946, le document sur lequel les experts désignés par le Premier ministre Shidehara avaient travaillé, en y ajoutant un commentaire très critique. Le journal estimait que le texte récupéré par l’un de ses journalistes “ressemblait à un document pondu par de petits juristes et dénué de toute vision et d’idéalisme pourtant indispensable à la création d’une nouvelle structure étatique”. Et le Mainichi d’ajouter que la révision de la Constitution “n’était pas un problème juridique, mais un acte politique suprême”. De toute évidence, les rédacteurs de ce texte “n’avaient pas compris que le Japon se trouvait à une période charnière de son histoire” et que cela exigeait un engagement politique fort. Il n’est donc pas étonnant que les autorités d’occupation aient décidé de prendre les choses en main. Le 4 février 1946, le général MacArthur mit sur pied un comité chargé de rédiger une nouvelle Constitution pour le Japon et exigea que celui-ci rende sa copie le 12 février. Il était indispensable pour lui d’aller vite, car il craignait que certaines idées, en particulier celles véhiculées par les communistes, gagnent du terrain dans l’Archipel et que son idée de maintenir l’empereur du Japon sur son trône — en tant que ciment de la société japonaise — soit totalement rejetée. En l’espace de quelques jours, les membres de son groupe de travail ont travaillé d’arrache pied pour rédiger un document qui devait mettre l’accent sur la démocratisation et la démilitarisation de l’Archipel. Le 13 février, le texte fut présenté aux représentants japonais. En préambule, le général Whitney, qui avait été chargé par MacArthur de ce travail, expliqua à ses interlocuteurs que “le document que vous nous aviez présenté l’autre jour était totalement inacceptable par les autorités d’occupation dans la mesure où il ne reflétait ni la liberté ni la démocratie” et il leur distribua sa copie avant de se retirer. Il va sans dire que les Japonais n’avaient guère d’alternative même si le texte américain exprimait dans son ensemble des points sur lesquels la majorité de la population japonaise était d’accord. Quand l’un des représentants japonais vint le rejoindre dans le jardin où il attendait, le général Whitney lui déclara qu’il “avait profité de l’éclat atomique du soleil japonais” et comme un fait exprès, à ce moment-là, un bombardier B-29 passa au-dessus d’eux. De toute évidence, il n’était pas question de remettre en cause le texte apporté par les vainqueurs et même si plusieurs ministres japonais émirent des réserves, la vision américaine fut entérinée y compris par l’empereur lui-même.
Quelques aménagements ont été apportés au cours des semaines qui suivirent, mais les principes fondamentaux n’ont pas été modifiés. Début mars 1946, le Premier ministre Shidehara présenta en grandes pompes le nouveau texte constitutionnel, insistant notamment sur sa nature pacifiste. “Si notre peuple doit occuper une place honorable dans le concert des nations, il le devra à sa Constitution qui, au niveau intérieur, établit un gouvernement démocratique et qui, sur le plan extérieur, lui permet de guider le reste du monde sur la voie de l’abolition de la guerre”, expliqua-t-il en substance, soulignant le rôle avant-gardiste du Japon dans le pacifisme. C’est bien évidemment sa nature pacifiste qui reste dans les mémoires comme l’une des principales caractéristiques de la Constitution de 1946. Le fameux article 9 qui interdit le recours à la guerre est devenu une référence dans le monde. Il correspondait à un idéal profond pour une génération d’hommes qui avait vécu deux guerres mondiales et qui avait connu les projets pacifistes comme le pacte Kellog-Briand très en vogue dans les années 1930.
A l’instar de ces projets qui voulaient rendre la guerre hors-la-loi, la Constitution japonaise et son pacifisme déclaré ont perdu avec le temps une partie de leur verni. La situation internationale, qui s’est traduite, dès le début de la décennie suivante, par la guerre de Corée et l’intensification de la guerre froide entre les Etats-Unis et l’Union soviétique, a amené les auteurs de la nouvelle Constitution ainsi que le Japon à “l’interpréter” selon leur convenance. Le Japon n’a jamais repris les armes pour “régler un conflit” depuis 1946, et il le doit sans aucun doute à cette Constitution et aux circonstances particulières qui ont entouré son application. Soixante années ont passé et aujourd’hui, certains estiment que l’environnement du Japon a suffisamment changé pour que la Constitution évolue et s’adapte. Le débat est engagé et chacun tente d’apporter sa contribution à l’édifice. Mais comme l’expliquait, il y a 60 ans, le Mainichi Shimbun, la rédaction d’un texte constitutionnel relève d’un idéal. Et la question qu’il faut donc poser, aujourd’hui, à tous les apprentis sorciers qui veulent refaire la Constitution : Quel est votre idéal ?
Claude Leblanc
Afin de mieux faire comprendre à la population japonaise la portée des changements que la nouvelle Constitution entraînait, les autorités d’occupation ont mené une campagne d’information simple.
A gauche, les fonctionnaires doivent être au service du public. A droite, un gouvernement démocratique plutôt qu’un gouvernement aux ordres des militaires.