Un ami français m’a fait découvrir le taishûengeki au mois de septembre dernier. Il y a quelque chose de prodigieusement attachant dans le taishûengeki. Plus on voit de représentations, plus on devient familier des visages, des tempéraments, du jeu des acteurs, et moins on peut se passer d’eux. On arrive au théâtre par des ruelles généralement très animées. A Asakusa, le Taishôkan se trouve derrière le quartier touristique du Sensôji. L’entrée du théâtre est marquée par de grands bouquets de fleurs artificielles aux couleurs voyantes, de banderoles, d’affiches et d’agrandissements de photos. La salle contient un espace où on s’assoit sans chaussure. Les meilleures places (shiteiseki) coûtent un peu plus cher et peuvent être réservées. Les troupes de taishûengeki se déplacent de mois en mois selon un itinéraire qui varie peu pour faciliter la tâche de spectateurs fidèles. Certains viennent de très loin pour voir un soir leur troupe fétiche. La représentation se décompose en une partie théâtre et une partie danse. Dans la seconde partie, il arrive que quelqu’un se lève et s’approche de la scène pour déposer des cadeaux. Ils sont parfois ouverts immédiatement et présentés au public, ou bien quelqu’un surgit discrètement de derrière le rideau pour emporter le paquet en saluant. Ils suspendent leur danse pour recevoir le présent, s’inclinent en serrant faiblement la main du donateur, puis reprennent leur numéro. La troupe Tachibana se distingue un peu des autres par la publicité que lui a apportée le film de Kitano Takeshi, Zatôichi, dans lequel joue sa jeune vedette Daigorô. Les personnalités fortes de la troupe ont chacunes leurs admirateurs. On vient pour le zachô qui fait beaucoup rire ; il prend ses acteurs au dépourvu, les taquine quand ils font les morts sur scène, profite de ses rôles pour leur asséner des taloches qui ne sont pas feintes. Il a aussi un certain succès comme onnagata auprès des vieilles dames surtout. Ryôji, 19 ans, visage régulier, corps élancé et athlétique, plaît au contraire beaucoup aux jeunes femmes qui le trouvent kakkoi (beau garçon). Daigorô, 16 ans, ne traîne donc pas tous les cœurs après lui (pour paraphraser la pièce – cela lui serait d’ailleurs difficile parce qu’il sort peu du théâtre) ; mais il en traîne un bon nombre. Daigorô, le jeune maître ou wakazachô, est un acteur né – depuis peu d’ailleurs, vu son jeune âge. Son talent est hors-pair. Il incarne à merveille le tenancier de bar, le jeune samourai, la jeune fille un peu simplette. Il sait être ridicule et faire rire, il sait faire pleurer. J’ai assisté à une représentation dans laquelle la salle, hilare, le voyait passer avec une facilité inouïe de la fausse belle au jeune malfrat (son attitude, sa démarche et sa voix contrastaient alors avec son kimono rouge d’élégante aguicheuse) ; à une autre lors de laquelle le public pleurait, comme lui, sur le sort d’un jeune amant dont la bravoure était mal remerciée. Il a l’aisance de celui qui est né sur scène. Il y a fait ses premiers pas avant l’âge de trois ans. Il aurait senti sa vocation s’affermir à 7 ans. Mais c’est lorsqu’il se produit en femme que la salle entière s’extasie (kirei, umai) et que les flashs l’illuminent. Sa grâce et sa séduction sont à couper le souffle. On a manifestement à faire à un beau jeune homme ; pourtant les repères se troublent, est-ce que ce n’est pas plutôt une jeune femme de 30 ans qui danse sur ces paroles de fleurs froissées, de vies fanées, de neige qui tombe en faisant chin chin ? Guiboug Delamotte |